J’ai aussi une amie.

Une amie que je n’aimerais pas moins si elle était moins trépidante. C’est elle qui est chargée dans le monde d’établir les courants d’air. Elle ouvre sans répit les portes d’armoire, les tiroirs, les coffrets. Elle se contenterait au besoin d’un boîtier de montre. Si je parviens à la faire asseoir, elle met en marche une invisible machine à coudre, ou bien, jambes croisées, elle contrôle ses réflexes. Elle est peintre de miniatures : elle doit tourner autour des cercles qu’elle décore comme une aiguille de pendule autour de son pivot. Et il n’y a rien à faire : lui attacher les mains avec une courroie serait, prétend-elle, réunir ses deux pôles.

Son agitation ne l’empêche pas d’être rêveuse. C’est le temps qui trépide en elle comme dans les horloges. Comme les horloges, elle paraît toujours distraite, aveuglée. Elle se surprendra, dans les concerts, enthousiasmée, à saisir la main de chacun de ses voisins inconnus. Je suis sûr qu’elle pleure, qu’elle rit en marchant. Pleurer d’ailleurs n’est pas assez dire. Elle ne pleure pas, elle sanglote. Cela dure juste vingt secondes, et ses yeux ne sont jamais rouges. Ils sont en mica.

Elle se précipite dans mes bras.

– Jacques, Jacquot, crie-t-elle, je vous aime !

J’en suis pour un binocle, c’est l’habitude. Elle s’excuse.

– Jacquou, je vous promets d’être tranquille un jour entier. Au printemps, si vous voulez, nous irons dans une campagne où il n’y aura ni mulots, ni mouches, ni araignées. Vous me ferez boire au départ une liqueur qui engourdisse. Je coudrai du plomb dans mes doublures. Deux fois plus lourde, j’aurai peut-être le temps de rattraper mes gestes avant qu’ils ne soient terminés. Commençons. Apprenez-moi à dormir, Jacotot.

C’est ainsi, trop familière, qu’elle fripe à chaque minute mon prénom. Mon feutre n’est pas plus heureux. Je le mets en lieu sûr.

– Fermez les yeux, Dolly ! Encore un effort, ils y sont. Rouvrez-les, pour le contrôle. Là, dormez.

Un rayon fait flamber d’un coup ma chambre jaune-paille. Elle se dresse.

– J’ai les fourmis. Et une crampe. J’ai mal au front.

Tout est passé. Elle se rassied et tend vers la fenêtre un visage tiède que le soleil vaporise de lilas. Ses prunelles taillent la lumière comme des saphirs étoilés. Elles ont une transparence, une gaieté courante où se dilue toute arrière-pensée. Devant elles, que je sais si peu dangereuses, je deviens plus petit garçon, plus franc, plus soucieux, comme je le serais malgré tout sous la menace d’une arme que je saurais vide.

– Dolly, c’est aujourd’hui que les trois mois expirent !

Elle devait devenir ma maîtresse, si, dans l’intervalle, décidément, le courage lui manquait d’épouser un employé du ministère, qui est un peu trop blond et un peu trop doux. Nous avons eu d’ailleurs un premier trimestre d’attente. Elle baisse douloureusement les paupières.

– Jacques, mon ami, conseillez-moi. J’ai tout fait dans ma vie pour bien faire. De huit heures du matin à onze heures du soir, je travaille, j’amasse ma dot. Et c’est vous que j’aime, et vous ne voulez même pas, si je deviens votre amie, me laisser habiter avec vous. Permettez-moi de chercher mon mari un mois, un mois encore.

– Prenez six semaines, Dolly, et la soirée d’aujourd’hui ne comptera pas.

Elle s’assied à mes pieds, inoffensive.

– Vous souffrez, jeune Dolly, d’une maladie qui guérira peut-être. Vous n’avez pas de volonté.

– À chacun sa maladie. La vôtre ne guérira point.

– Quelle est la mienne ?

Elle sourit. Elle va dire, comme d’habitude, que j’ai des cravates trop sombres, que j’aime trop le whisky, que je donne trop d’argent aux mendiants...

– Vous, vous êtes égoïste. Vous plaisez, vous amusez, vous êtes de bon conseil. Mais chacun de vos gestes cache un arrière-geste. Vous ne prenez jamais parti entre deux personnes. Jamais vous ne m’avez contredite, jamais non plus vous ne m’avez approuvée qu’avec condescendance. Tout le monde aime confier des secrets à un ami, ainsi qu’on se plaît à enfermer une boîte précieuse dans un coffret plus grand ; vous, je crois que vous n’en avez pas. Vous êtes discret, mais parce que ce qui arrive aux autres vous est indifférent. Vous devez n’écrire à votre famille que des billets. Vous êtes de ceux qui s’attendrissent plus sur la photographie de leurs amis que sur leurs amis eux-mêmes. En vous couchant, peut-être prenez-vous mon portrait, l’approchez-vous de vos lèvres : la nuit qui vous émeut, la pensée que je suis seule et incertaine pour toute ma vie, ce sourire qui servit une seconde, comme une lueur de magnésium, à éclairer pour vous mon visage trop sérieux, tout cela vous incline vers moi. Mais la pitié est justement ce qui remplace l’amour, chez les égoïstes.

– Pauvre Dolly !

– Heureux Jacques !

Le jour qui resplendit, un oiseau qui chante, la pensée qu’elle a pu me blesser la haussent jusqu’à mes lèvres. Ses yeux repentants semblent me regarder chacun pour son compte ; elle me voit double ; elle me voit différent, car l’un va pleurer et l’autre va rire. Puis tous deux ramassent le soleil et me l’envoient malicieusement et tendrement comme un enfant qui joue avec un miroir.

Je l’accompagne jusqu’à son tramway. C’est l’heure de l’angélus où les Parisiens, en cohortes, vont voir coucher le soleil. Les jets d’eau des Tuileries sont déjà en veilleuse. Chaque maison, chaque objet n’est plus qu’un arc-boutant d’ombre dressé contre un arc-boutant de feu. Toutes les verrues de la terre s’épanouissent ; comme elle est bosselée, ce soir ! comme on dirait peu qu’elle est ronde et que le ciel jadis en fut le moule. Le cortège s’avance. D’abord passent les Académiciens, en chapeau à la française, à pied, frileux comme si le soleil, en les débarrassant de leur ombre, leur enlevait un vêtement. Puis le sénateur de jour. Puis, derrière la Garde municipale, les demi-mondaines, dans leur victoria, la tête sur des coussins, les prunelles couchées sur leurs yeux odorants comme des veilleuses violettes. Parfois une voiture essaie de ramener vers les boulevards un Parisien pressé. La foule arrête le cocher, le hue, force son voyageur à monter sur la capote et à dédier ses mains au couchant.

J’exagérais. Voilà qu’elle s’écarte devant un landau et salue. Qui donc a le droit de courir déjà vers l’Orient ? Je l’aurais deviné. C’est Madame Sainte-Sombre. Depuis ce matin j’apercevais des visages qui ressemblaient de plus en plus au sien. Elle devait enfin venir elle-même.

Il me semble maintenant que ma journée n’a plus de but, comme lorsque j’ai retrouvé un nom cherché pendant des heures. La présence de Dolly me pèse. Je l’abandonne, désemparée.

– Vous me lâchez ?

Je n’aime pas beaucoup cette expression.

– Oui. Je vous quitte.

Étriquée dans son chagrin comme dans ses joies, elle me regarde sans parler. Le crépuscule lui va bien mal, ses yeux s’enfoncent, son menton sort, son visage entier devient masque ; il ne lui manquerait plus que de sourire pour y ajouter les rides.

– Souriez-moi, Dolly.

Tendrement, pauvrement, elle me sourit.